Coup de gueule

Siem Reap, le 22 décembre 2006


Le peuple cambodgien ruiné et mutilé par plus de 20 ans de guerres, tente de se relever peu à peu. Le tourisme est l’une des voies de développement. Mais à quel prix ? L’afflux de visiteurs, surtout représenté par les chinois et les coréens, ne cesse d’augmenter au rythme délirant de 30 % par an. À Siem Reap, ville d’accès aux temples d’Angkor, les grands complexes hôteliers poussent comme des champignons. Le Cambodge se préoccupe-t-il des conséquences pour la préservation de ce site archéologique inscrit au Patrimoine de l’Humanité ? Tous les experts internationaux sont très pessimistes quant à l’avenir de ces temples, qu’ils voient s’éroder plus vite sous les semelles des visiteurs, que par les affres du temps. Encore fantaisiste il y a peu, le tarif du billet d’entrée sur Angkor a enfin été fixé par le gouvernement, mais à un prix très élevé au regard du niveau de vie ici. Seuls les étrangers sont tenus de payer, les Cambodgiens en sont dispensés. Il n’y a pas de contrôle par papiers d’identité, vous êtes donc trié au faciès... Le Cambodge s’éveille juste au tourisme ce qui explique peut-être certaines « maladresses ».

L’exemple le plus frappant est avec notre expérience au lac Tonlé Sap : Le guide du routard y décrivait un « spectacle de gaieté et de poésie » dans ces petits villages lacustres très pauvres, où les familles de pécheurs vivent des ressources du lac depuis la nuit des temps, en totale harmonie avec le fragile équilibre naturel. Pour quelques Riels (monnaie cambodgienne), il suffisait simplement de louer directement les services d’un pêcheur, et il vous embarquait à la découverte d’un mode de vie à l’origine du peuple Khmer. Bref, un vrai moment d’authenticité et de partage. Et bien ce fut une mauvaise surprise à notre l’arrivée, en apprenant qu’il y a un an et demi, l’Etat Cambodgien avait vendu à une compagnie privée les abords du lac et tout ce qui s’y trouvé, villages de pauvres pêcheurs inclus... Résultat des courses, il nous fallait s’acquitter auprès de cette société, d’un droit d’entrée de 15 $ par personne, pour une heure et demie de balade sur ce lac Tonlé Sap. Naïvement, dans un premier temps, on répond que nous préférerions faire la visite directement auprès d’un pêcheur que sur un gros bateau bourré de touristes, merci. On nous rétorque que les embarcations des pêcheurs sont dangereuses et qu’ils ne savent pas les manier ; mais oui bien sûr... Assez mécontents qu’on nous prenne pour des c... en plus de bonnes poires, on demande alors à notre chauffeur de tuk-tuk de poursuivre la route jusqu’au village de pêcheurs. Désillusion totale lorsque celui-ci nous répond qu’il lui est interdit de nous y conduire sans que nous ayons payé la compagnie privée, sous peine de gros ennuis avec la police pour lui. (Au fait, je ne vous l’avais pas signalé, mais dans cette région du Cambodge, il est interdit aux touristes de louer un véhicule, le « lobby » des Tuk-Tuk ayant fait pression en ce sens sur le gouvernement...) Nous voilà donc pris au piège, sans autres alternatives que de faire demi-tour ou de céder à ce monopole très louche. Après avoir férocement négocié notre entrée à la baisse, nous voilà donc la main dans l’engrenage. Première constatation, on nous fait embarquer sur un bateau identique à ceux des pêcheurs, conduit par... un pêcheur. Nous avons essayé de savoir combien la compagnie lui reversait sur le prix d’un billet, mais visiblement, la consigne n’était pas de répondre à ce genre de question. Elle était plutôt de montrer au fil de l’eau, les difficiles conditions de vie de sa communauté. Les photos parlent d’elles-mêmes. Mais le plus dur était à venir. En débouchant sur l’immensité du lac, des dizaines d’embarcations à rames que l’on croyait de loin être des pêcheurs en pleine activité, étaient en réalité des familles entières se livrant une course effrénée afin d’aborder les premiers notre bateau touristique. Les enfants bras tendu nous suppliaient d’acheter leurs cannettes de bières et de sodas. Etait-ce dont cela, le mode de vie ancestrale de cette communauté dont parlé le routard ? Jamais de ma vie, je ne m’étais senti aussi mal à l’aise devant toutes ces familles mendiant avec autant d’insistance. Le désespoir se lisait dans leurs yeux et pour la première fois, j’avais honte d’être ce touriste qui se cache derrière ses lunettes noires, incapable d’affronter le regard de ces enfants. Où était le « spectacle de gaieté et de poésie » ? Comment en un an et demi, ces gens qui vivaient fièrement de la pêche depuis toujours en étaient arrivés à mendier, dès lors qu’une compagnie s’est mise à faire payer des touristes pour venir les voir vivre ? Leur fragile équilibre avec la nature semblait avoir été brisé, l’harmonie n’existait plus.

On se pose alors légitimement la question de savoir ou va tout cet argent récolté par le monopole de cette société privée ? Aider les villageois à hausser leur niveau de vie, nous a t-on répondu. Sauf que cette compagnie n’a aucun intérêt à voir ces villages sortir de la pauvreté puisque c’est visiblement cela qui attire le touriste de base. A qui profite alors ce commerce immoral ? Dans ces conditions, quel est l’avenir de cette communauté de pêcheurs pourtant millénaire ? On vous laisse tirer vos propres conclusions... Pour qui ça intéresse, voici la mienne :

Pour résumer, cette société privée exploite littéralement la misère de ces gens, en vendant des billets d’entrées pour son zoo où le touriste fortuné vient satisfaire son appétit voyeur et jeter quelques cacahuètes à ces pauvres pêcheurs à qui l’on a enlevé toute dignité en ayant fait entrer brutalement dans leur vie le sacro-saint dollar. Restez pauvres, posez pour la photo, je vous donnerai une pièce pour apaiser ma bonne conscience de nantie. L’écotourisme semble être très loin des rives du Tonlé Sap.

Guillaume




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